La foule retient son souffle. Trois éclairs zèbrent mon ciel, et je pare habilement, mes pieds nus virevoltant dans le sable fin. Décontenancé, mon adversaire fait un pas en arrière. Tellement prévisible...
Je tranche le mollet droit avec finesse, un coup de taille bas que je freine, le temps d'effectuer une pirouette, réarmer et abattre mon glaive en haut de sa nuque, précis et efficace. Un peu de fioriture ne fait pas de mal ici, et mon public adore. Il ne s'y trompe jamais, et les applaudissements retentissent en un fracas bienheureux avant même que la tête sectionnée ne heurte le sol.
Je souris, et fais face au second opposant.
Un adolescent... Quelle poisse. D'un mouvement sec et presque trop rapide pour l'oeil, mon poignet se détend et envoie ma lame dans sa direction tandis que j'entame ma course ; heurté de plein fouet, je n'ai qu'à me baisser pour attendre ma troisième victime avec mon arme à la main. J'essuie le sang poisseux sur mon pagne en lin, lève mon glaive étincelant vers les nuages et hurle mon cri de guerre, que la foule reprend en vivats.
Il croyait me prendre par surprise, me pensant tout à mon triomphe, mais on ne survit pas deux années ici sans avoir quelques atouts sensoriels. D'un geste fluide, ma lame entame sa course à l'horizontale alors que je mets un genou en terre et me retourne, évitant la masse et faisant face au félon. Comme prévu, aucune plaque ne protège ses jambes, et il s'effondre en hurlant, vaincu. La foule est en effervescence désormais, et comme elle me le demande, je mets fin à ses souffrances. Je n'ai même pas vu son visage.
Mais je ne suis pas essoufflé, et aucune goutte de sueur ne fait briller mon front. Ce n'était que du menu fretin, et je n'ai guère besoin de cette courte pause. Si je ne suis pas payé à l'heure mais au spectacle, je dois voir Rosalie et Lounette, mes "favorites". Etre maître incontesté de l'arène apporte, somme toute, quelques privilèges.
Je fais un signe à François, le gardien des portes, et il comprend que je n'ai pas besoin de pause. Il actionne un levier, et une panthère famélique fait son apparition sur mon champ de bataille. Elle m'observe un instant, lève les yeux vers la foule, et s'élance vers moi.
Je les connais, pourtant. Les fauves sont affaiblis et apeurés, c'est une constante. Une roulade sur le côté me permet d'esquiver un saut malhabile vers ma gorge, et je me redresse d'un bond, ma main saisissant la queue du félin. Magnanime, je mets fin à son miaulement de rage d'un coup sur la tête et la panthère s'effondre, étourdie. Je fulmine un peu et adresse un geste agacé vers la tribune du maître des lieux : trois amuse-gueule, une panthère à peine plus dangereuse qu'un chaton, je risque de mourir d'ennui plutôt que d'un coup d'épée. Mon public pourrait se lasser.
Pour l'amusement, je course un peu les deux gaillards venus me débarrasser de la bête, en estourbis un. Ma foule s'amuse et moi aussi, c'est bon signe.
François me lance un signe de tête et je hoche la mienne. Dans son oeil, je perçois de l'amusement. Peut-être aurais-je dû boire un peu cette fois, cette satanée poussière aura raison de moi. Imperceptiblement, je hausse les épaules et fais tournoyer ma lame, l'air théâtral. Je sais qu'ils aiment, et je n'ai rien contre.
Le meuglement sauvage, haineux, qui résonne sur les murs circulaires précède de peu un brusque mouvement de frayeur dans le public. Ha ! Un minotaure, je vais pouvoir leur donner du spectacle.
Un silence de mort accueille les deux paires de cornes qui se présentent par le Passage des Condamnés. Tout autour, des arbalètes se dressent, ultimes méthodes d'exécution. Deux minotaures, armés de lourdes haches, m'observent de leurs petits yeux emplis de colère.
Bah, j'ai vu pire.
Leur charge ne se fait pas attendre : ils ne sont pas ici pour le spectacle. La première machine à tuer manque de peu mon abdomen, et je n'ai évité la double lame aiguisée que par un saut prodigieux mais stupide. Heureusement que je connais ces bovins, un coup de taille vertical du second aurait eu raison de moi. Mais il n'avait fait que me charger de ses cornes, la tête baissée. Je me contente donc de tailler sa tête sous les yeux, là où l'os est moins solide, et en profite pour effectuer de nouvelles cabrioles spectaculaires avant de mettre le monstre à mort. Il ne m'aura fallu que quelques instants pour faire pencher la balance en ma faveur, mais mon coeur bat la chamade dans ma poitrine. Du coin de l'oeil, j'ai vu la pointe d'une corne passer à un cheveu de mon ventre.
Lourdement, le premier minotaure fait demi-tour et cligne des yeux, avisant le cadavre de son congénère rougissant la poussière. La foule scande mon nom, et je pose un pied sur la bête vaincue tout en faisant signe à l'autre d'approcher.
Visiblement, il n'en fallait pas plus au lourdaud pour perdre l'esprit. Meuglant et bavant avec fureur, il se rue sur moi, toutes armes dehors. Il était temps, je peux enfin donner libre cours à mon sens du spectacle et me montrer inventif.
Calmement, j'attends le bon moment, sans bouger. Et brutalement, en un éclair, je bondis de manière totalement inhumaine, mon pied droit trouvant appui sur la corne gauche du monstre chargeant, et mon corps reprend encore son ascension tandis que je bascule vers l'avant ; ma lame trouve un creux dans les vertèbres de la créature et je tourne sur moi-même. Lorsque mes pieds touchent le sol, les jambes fléchies, je me retourne en une fraction de battement de paupière et tranche les tendons derrière ses pattes ; mes jambes trouvent un appui stable dans le sol difficile et je bondis de nouveau, dans l'autre sens cette fois. Mon glaive décrit un arc complexe en l'air et sectionne la tête du bovin avant que le corps ne se soit totalement effondré. Un dernier saut, sur le côté, me met à l'abri de la gerbe de sang lugubre.
Le poing levé, je salue la foule qui m'ovationne avec une ferveur inégalée. Mais cette fois, je prends la pause plutôt que la pose, et je change d'arme. Un cimeterre plus tranchant qu'un rasoir pèse dans ma main, je le soupèse, fais la moue, et en prends un second. Je souffle et retourne au centre du cercle de l'arène ; pour le moment, tout va bien : je souris.
Une quatrième fois, la grille se soulève et je sais qu'il ne reste que deux combats avant d'avoir droit au repos du guerrier. Mon sourire s'élargit.
Mais retombe, dès que j'aperçois ce que je devrai combattre.
La mécanique huilée s'avance vers moi, d'un pas souple et assuré, un large sourire fendant son visage vert sombre. Tout comme moi, il ne porte aucune autre protection qu'un pagne de gladiateur ; pourtant, si je ne porte rien d'autre pour le spectacle, j'ai la désagréable sensation que cette monstruosité se conduirait avec la même assurance face à une horde de dragons en colère.
Un tatouage orne ses joues, son corps couvert de cicatrices n'augure rien de bon : aucune gêne dans ses déplacements, des muscles énormes roulant sous une peau de cuir épaisse, il n'avait probablement jamais perdu en combat.
Je déglutis, péniblement. Ma langue va chercher une goutte de sueur et mes lames se rencontrent, chuintent et s'écartent alors que je me mets en position.
Il s'avance, marchant avec nonchalance, ne tenant qu'une dague presque négligemment. Ses yeux noirs et profonds parcourent mon corps avec intelligence, comprenant ma posture. Je la modifie, et le regrette instantanément : il suit mes mouvements, un coin de son sourire se relevant légèrement. Mais moi, je ne vois rien, ses mouvements et techniques me sont aussi opaques qu'un tome de magie. Effaré, je jette un oeil vers François, vers la tribune, mais je n'y vois rien qui puisse m'aider.
Il s'avance encore, et accélère brusquement, sa dague se dirige sur moi. Mais je pare, il n'est pas si rapide après tout. D'un coup d'estoc, je perce son abdomen et... Non, il n'est déjà plus là, il est derrière moi et arme un coup montant vers un point vital. Je virevolte, taillant sauvagement de la main gauche et préparant de la main droite sous la ceinture, hors de son champ de vision, un estoc vicieux visant une nouvelle fois son ventre. Une vieille technique de mon maître : répéter un mouvement qui n'a pas marché en une nouvelle action légèrement différente. Mais mes yeux se troublent, il s'est baissé et bloque mon poignet droit avant la fin de mon retournement. Une ouverture large, trop large, et je tourne dans l'autre sens en craignant une attaque subite au niveau des côtes.
De nouveau prêt, j'ouvre pourtant la bouche et aspire douloureusement tandis que mes os craquent sous la seule pression de sa main. Une vague brûlante me submerge mais je tiens bon, ma conscience ne flanche pas. Rouvrant les yeux, je ne comprends pas tout de suite. Une fraction de seconde avant de m'écrouler, je m'aperçois que cette masse verte bloquant ma vue était son front avant qu'il ne heurte ma tête.
Je suis encore conscient, mais je souffre trop pour bouger. Loin, à des centaines de lieues de moi, retentissent les cris de la foule. Le héros vaincu, ils acclament déjà le prochain tueur de gala, la prochaine bête de foire. Dans ma bouche, l'amertume de la défaite se mélange avec le cynisme d'une brutale prise de conscience. Je vais mourir, à genoux, incapable de faire un geste. Je ne l'aurais même pas touché durant le combat.
Son visage apparaît d'entre les limbes de ma conscience, le sourire toujours présent.
"Ne t'inquiète pas, petit homme. Tu t'en remettras, tu es solide. Toi et moi, nous sommes nés pour combattre, et je vais tailler le chemin vers la sortie. Tu es libre."
Ses paroles trouvent un écho dans mon crâne endolori, et je l'entends qui se relève. Après quelques instants, les cris de la foule changent et se teintent de surprise, puis de panique. J'entends des arbalètes qui claquent et des cris de souffrance, j'entends des craquements d'os et le son terrifiant d'une lame tranchant des chairs.
Je souris.
Celui que j'avais vaincu, deux ans auparavant, m'avait prédit que je ne sortirais pas vivant de cette arène. Mais je suis libre. Bénis soient les Orcs.
[Commentaire] Dans la lignée des récits plus ou moins courts entamés à propos d'un personnage fictif à moi tout seul, il s'agit encore d'un petit texte à la gloire des Orcs. Pour faire simple, un pan relativement important de ma vie et une petite passion.
Alors évidemment, c'est sanglant et ça parle beaucoup de bastons, mais c'est tout de même leur culture que je dépeins !
Sinon, je peux parler des papillons qui batifolent, des nains qui creusent ou des humains, mais les Orcs, allez savoir pourquoi, m'inspirent plus. Je ne le commande pas... [/commentaire]