L'eau lui arrive pratiquement au garrot et les éclaboussures laissent des petites tâches noires sur sa peau gris de fer. Encore quelques dizaines de centimètre de profondeur supplémentaire et il va devoir nager. Heureusement, ce bras du fleuve n'est pas très large et le courant plutôt faible. Ah, le voilà qui perd pied. De sa petite trompe, à peine plus large que le bras d'un enfant, l'éléphanteau s'agripe à la maigre queue de sa mère qui le précède de peu et agite de son mieux ses pattes. Plus que quelques mètres et il reprend pied, au grand regret des crocodiles postés un peu en amont, qui contemplent la scène, faussement indifférents.
La rive enfin, mais l'éléphanteau n'est pas au bout de ses peines: c'est un talus boueux plutôt raide que cette berge et avec ses pattes mouillées, il glisse. Un bon coup de trompe de sa cousine pour lui pousser le derrière et... Hop, en haut de la pente.
Le reste de la troupe se rassemble autour de lui, muraille de peau grise et plissée. Il y a la Matriarche, la plus vieille et la plus sage de tout le troupeau, qui connait les routes ancestrales, les points d'eau et les dangers, ses filles, quelques adolescents et puis lui, le plus petit.
Heureux d'avoir réussi sa traversée, l'éléphanteau s'ébroue et commence à gambader gauchement avant de s'arrêter, curieux.
Quel étrange tas d'os... il semble lui chuchoter quelque chose de presque inaudible, quelque chose d'ancien et d'important.
Les autres éléphants se sont approchés aussi et écoutent. Comprennent-il ce que les os racontent?
La Matriarche se saisit avec toute la délicatesse possible d'un fémur, après l'avoir longuement senti et effleuré de la trompe. Elle l'amène près de sa tête. Ecoute-t-elle la voix de l'éléphant mort?
La troupe entière rend hommage à celui qui est tombé ici, vaincu par les ans. Les trompes caressent les ossements, soulèvent doucement les défenses.
L'éléphanteau approche ses petites oreills aussi près qu'il le peut des restes du vieux mâle et écoute attentivement les histoires de soleils de plomb, de baignade, la marche sans fin sur les voies des éléphants, la poussière et la pluie qui soulage. Quand ils les touchent de sa petite trompe grise, le squelette lui souffle aussi où sont les meilleurs endroits pour trouver de la boue, comment se battre, le gout de l'herbe fraîche après la pluie, le salut des autres troupeau.
Et la troupe tout entière est attentive à ce qu'il dit, la mémoire d'une vie d'éléphant est longue et riche d'enseignement pour qui veut l'entendre.
Quand les os ont fini de conter leur histoire, la troupe reste encore quelques instant à les sentir, les palper avec douceur, mélancoliquement.
Il est temps de repartir, le soleil est moins fort et une prairie encore verte les attends à quelques centaines de mètres. L'éléphanteau marche près de sa mère.