Mémoire d'un fantasme [Nouvelle]

C'est décidé, j'me lance. Surtout n'bougez pas, je prends un peu d'élan: je cours, je saute - accessoirement je me prends le tapis - et voilà, c'est fait: le tas de pixel s'écrase sur vos écrans. Ca éclabousse un peu mais on va pas s'en plaindre, hein ? C'est toujours pareil avec les mots: une brèche, un frêle interstice et il en tombe des tonnes. Tout de suite c'est l'avalanche, l'inondation, et on ne peut plus les arrêter, et on s'empêtre. Jusqu'à ce que, tout à coup, allez savoir pourquoi, voilà. Ca s'arrête. Plus rien. Fini. Il ne vous reste plus qu'à lire.
Ne vous noyez pas.






Aussi loin qu’il se souvienne, Quentin n’avait jamais compris ce qui pour certains semblait évident.
On le disait malade.

Au début tout était bien plus simple : le monde se limitait à une série d’impressions confuses, incohérentes, entrecoupées de manière aléatoire par l’intensité d’un vide persistant.
Dans ce vide il ne ressentait même plus les battements de son cœur, il n’y avait plus rien, le néant ; toutefois c’était éveillé qu’il assistait au phénomène le plus étrange. Il devenait alors spectateur d’une chose qui dépassait son entendement.
Il voyait les lumières fugitives bourgeonner autour de lui, provoquer de leurs étincelles ses yeux pétillants, puis fleurir en larges candélabres avant de disparaître enfin.

Il les observait longuement tandis qu’elles flottaient avec allégresse dans l’espace incolore de ce qui ne serait que bien plus tard un monde d’adulte.
Il avait appris à se satisfaire de leur éclat autant que de leur beauté singulière. Il avait appris à les inclure dans son quotidien, émerveillé.
Progressivement, elles devinrent cependant de moins en moins lumineuses et de plus en plus évanescentes. Aujourd’hui il ne restait que des masses sombres qui n’avaient plus grand-chose à voir avec ce qu’il avait connu; les étincelles finirent elles aussi par disparaître et les grands yeux bleus se remplirent de larmes.

Désormais, il lui fallut accepter ce monde en perpétuel changement : tout d’abord les sons qui assemblés d’une manière complexe donnaient des mots, puis les formes, les couleurs.

Très vite il remarqua différentes formes. Certaines étaient statiques, d’autres au contraire parvenaient à se mouvoir de leur propre volonté.
Lui qui jusqu’ici s’était contenté d’accepter les choses telles qu’elles venaient, ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine perplexité à cet égard.
Comment pouvaient-elles agir sans son consentement ?

Parmi ces bizarreries, il y avait deux formes récurrentes qu’il vint à considérer comme des « formes parentales ».
Ces dernières s’occupaient de lui jour après jour, le nourrissaient, le protégeaient ; pourtant il lui était impossible d’éprouver le moindre sentiment à leur égard. Apres tout, bien qu’animées, elles restaient de simples formes…

Il découvrit aussi que le monde était bien plus grand que tout ce qu’il avait imaginé. Parfois très étrange, souvent complexe de par sa diversité ; et ceci l’avait conduit à l’assimiler aux songes qui peuplaient ses nuits. On y voyait défiler toute sortes d’ombres, plus ou moins tangibles, plus ou moins prenantes, cependant aucune n’était vraiment là.

A coup sûr le réel n’était rien de plus qu’un rêve...

[...]

Je réalise à l'instant, c'eût été bête de couper ici le récit, autant finir cette première partie. En voici la fin.





Une logique incompréhensible animait ce monde et c’était comme si un être supérieur s’était amusé à en faire une esquisse pour la distordre de telle sorte que le motif dessiné n’ait plus aucun sens.
Il devinait une sorte de distance entre lui et ce qui l’entourait, le dehors, l’inaccessible. Par exemple, lorsque ses yeux s’ouvraient pour embrasser le monde de lumière, il déambulait au hasard dans l’espace géométrique et confiné des choses plates, incurvées, tranchantes ou massives.

Il ressentait le plaisir, la contrainte, la satisfaction, la douleur et le manque comme autant d’expériences auxquelles il n’accordait que peu d’attention. C’était un endroit trop plein d’un vide consistant, et ce vide très spécial il l’avait nommé l’ « inexorable ». Dans le monde de lumière il était esclave de cet inexorable, mais quand le soleil déclinait et que ses paupières dans un même mouvement faisaient naître les ténèbres, il entrait alors dans le royaume de l’ « éphémère ».


Tout est mirage, faux semblant, choses distinctes mais lointaines, invisibles mais omniprésentes.
Tout est contraste et mutation, impressions systématiques, quintessence du paradoxale.
Tout est reflet, plus terne, plus clair, plus brillant, jamais identique.

Ici il avait tout pouvoir.
Cette certitude était imprégnée dans son esprit, toutefois il ne devait surtout pas en faire usage volontairement, sans quoi il détruirait lui-même son propre rêve. Il le savait. Il ne devait rien contrôler, et en ce sens, il retrouvait où qu’il soit un peu de l’inexorable.

Enfin… tout ceci restait bien fade.
Oscillant sans cesse de l’immensité palpable à l’infini imperceptible, il ne pouvait se résoudre à admettre que sa vie toute entière se résume à une simple divagation.
S’il était en mesure de percevoir ces illusions diverses et variées, qu’elles soient torpeur ou emprise, crainte ou espoir, ne pourrait il donc pas accéder à la vérité ?

Entre l’inexorable et l’éphémère, il devait bien y avoir quelque chose. Quelque chose qu’il lui faudrait trouver, extraire du plus profond de lui.
Entre l’inexorable et l’éphémère, le réel était tapi, tel une bête menaçante.

[...]

Je vous remercie à tous les deux, c'est très gentil de votre part. Ah et, Astriel, j'avais rangé ce sujet en section "grimoire" parce que le texte est assez long pour un forum: la nouvelle en elle-même fait quatres pages word tout de même. Bref si mon sujet est mieux placé ici, cela me va tout aussi bien.
Je mets la suite.





Une porte qui s’ouvre puis se claque juste derrière lui, un couloir démesurément grand et, tout au bout, ce lieu que l’on appelle « école».
C’est ici que Quentin fit sa première expérience d’autrui et de la société.

Il s’avance d’un pas incertain alors qu’une multitude d’ombres mouvantes défilent sous ses yeux. Le plus souvent elles ne s’arrêtent pas, elle se contentent de passer, de passer à travers lui, sans même le remarquer.
Lui-même les ignore tant elles sont froides et inexpressives.

Parfois – rarement pour tout dire – l’une d’entre elles s’immobilise devant lui, assez prêt pour qu’il distingue un visage, des yeux, une présence.
Il se dit que les ombres lui ressemblent mais elles ne sont pas comme lui pour autant.
Il les touche, leur peau est chaude, leur poitrine se soulève, il y a quelque chose à l’intérieur ; mais que reste t-il de tout cela quand elles finissent par s’éloigner ?

Il lui arrive de voir leurs larmes alors même qu’il se sent d’humeur joyeuse et insouciante.
Il lui arrive d’être triste tandis que les autres continuent leurs jeux sans lui prêter la moindre attention.
Un monde les sépare.

Ils sont semblables aux meubles qui peuplent sa maison où aux pierres tapissant le fond des rivières, ils ne sont pas réels, ils font parti du rêve. Ce sont des choses.
Quentin lui est unique et les autres en ont conscience : justement ils se méfient de lui et jouent de leur côté. Il en souffre, il n’aime pas être seul, mais à quoi bon s’attacher à ces présences illusoires qu’il ne comprend pas ?

Alors il les ignore et se plonge en lui-même ; dans une introversion enfantine il efface ce qui lui déplait, il corrige ce qui ne vas pas. De plus en plus il s’enferme dans l’éphémère, il en oublie même sa recherche du réel ; mais au fond qu’est ce que le réel sinon une illusion, la perception d’un mirage…

Les visions qui le hantaient la nuit envahissent peu à peu ses journées, et là où il voyait deux mondes, il n’en reste désormais plus qu’un. Indéfinissable.
Dans son expérience de la vie il est la seule constante : jamais il n’a souffert de la douleur d’un autre, jamais il ne s’est réjouit de soins qui ne lui étaient pas destinés.
Lui seul est réel et les autres, et bien, ce ne sont que des erreurs.
Il ne sait pas exactement comment les définir, mais il les aime moins que les personnes dont il rêve la nuit, moins que ses nombreux compagnons imaginaires, moins que sa propre personne.

Ton cœur est froid, lui avait dit un jour une voix étrangement lointaine, du reste il ignorait si celle-ci venait de lui-même ou d’un autre.
Tu n’éprouves aucun sentiment, aucune bienveillance pour tes semblables. Tu es un être vide, creux, insignifiant. Ne peux tu croire simplement en ce que tu vois ? En ce que tu ressens ? Pourquoi tout ce qui semble évident pour les autres te paraît-il si complexe ?
Il n’avait su répondre.

Etait-ce parce qu’il avait manqué d’affection ? Et il revit les formes parentales lui prodiguer tout leur amour.
Etait-il victime d’une quelconque maladie ? Pourtant ses jambes se tenaient droites, solidement ancrées dans l’inexorable.
Etait-ce pour ce prémunir de la bassesse d’autrui ? Non, cela remontait à bien plus loin encore…

La raison en était tout autre : il pouvait voir ce que les autres n’osaient pas même imaginer. Il les voyait tel des spectres ignorants de leur propre état.
Comme ils étaient sots de faire montre de tant de confiance; se doutaient-ils que loin d’être des hommes, ils n’étaient rien de plus que les fragments d’un inexorable qui perdurerait malgré eux ?

[...]

Bien, ceci fait, je vous balance en masse la fin de la nouvelle.



Les années passent.
Déjà ce n'est plus un enfant, et il se retrouve encore un peu plus seul. Tous sont partis, les uns après les autres, même les formes parentales l'ont
abandonnées par crainte de ce qu'il allait devenir.

C'est dans ce désert oppressant qu'il fit alors une découverte.
Tout comme l'éphémère est la matérialisation de sa conscience, l'inexorable est le reflet de sa réalité.

Ce monde mystérieux qu'il a tenté de garder loin de lui est en fait une part de sa propre personnalité. En observant le monde, ce monde qui n'est là que pour lui, il apprendra donc à se connaître lui même.
Et si, en fin de compte, c'était là le sens profond de la vie ? Partir à la recherche de qui l'on est...

Tout ce temps à s’interroger, à chercher des réponses,
n’importe quelles réponses, pour en arriver finalement à la faible conclusion
que la seule chose qui ait de importance c’est de vivre tant que l’on est vivant, d’exister tant que l’on existe encore.

Qu’il n’aura pas plus de réalité que ces illusions, tant qu’il ne pourra pas
vivre sans être esclave de leur présence.
Que la mort n'est en soit que la perte de conscience, à l'image du sommeil profond, et qu’il continuera à exister sous forme de cadavre, de déchet, puis de poussière. Toujours.
Que chaque vie qui naîtra de cette poussière sera une parcelle de son moi, une parcelle de sa réalité.
Qu’il est tout ce qui est ; l’unicité n’existe pas et l’indépendance est l’une des nombreuses chimères engendrées par les gens illusoires. Que toutes les illusions qui l’entourent, n’existent que pour lui, et constituent la preuve indéniable de la complexité de son être. Son corps et toute sa part d’inexorables ne sont que les réceptacles de sa conscience.
Que le monde lui appartient aussi longtemps qu’il aura la force de le prendre.
Qu’il peut vivre sans doctrine ni valeur, vivre au hasard, que toutes les philosophies se valent.
Que sa manière de percevoir le monde importe peu, et tant pis s’il est le seul être réel à peupler cette planète.
Que même s’il souffre, s’il est malheureux, s’il marche dans l'ignorance la
plus totale, il ne pourra jamais gâcher sa vie, car celle-ci se suffit à elle
même.

Qu’enfin, même s’il ne parvient jamais à percer les formes de son regard pour en arracher le sens, il peut se contenter de cet inexorable, d’une réalité conventionnelle en somme.
Cette dernière pensée le fait sourire.
Accepter le monde tel qu’il est sans le juger. Vivre malgré le mensonge, malgré ses doutes, vivre malgré tout. Ou mourir, qu’importe.

Les années passent.
Ses cheveux deviennent blancs, et sa peau se couvre de
rides. C’est un vieil homme désormais, et pourtant il lui semble renaître et reprendre sa vie là où il l’avait laissée. Il est de nouveau l’enfant nouveau né et il crie, une toute dernière fois, avec toutes les forces qu’il lui reste, il crie sa rage d’exister.

[...]

***

Alors même qu’il pousse son dernier souffle, un autre homme s’éveille, loin, très loin ; à l’autre bout du monde.
Ce dernier a fait un rêve bien étrange cette nuit, il a rêvé la vie d’un homme qu’il ne connaissait pas de sa naissance jusqu’à sa mort.
Dans son sommeil qui n’a duré que quelques heures, il a eu l’impression que des années s’étaient écoulées dans les ténèbres de son inconscient.
L’homme de son rêve traversait sa vie sans même savoir qu’il n’existerait que le temps d’une nuit, le temps des quelques minutes qui composent le sommeil paradoxal.
Il a donc vécu en étant persuadé d’exister réellement alors qu’en fait, il n’était que le produit des fantasmes du dormeur, ces mêmes fantasmes qui lui avaient dicté ce en quoi il devait croire, ce que serait sa vie. Quentin a disparut.
Bientôt, quand le soleil se lèvera, il ne sera même plus l’ombre d’un souvenir.
Le songe est terminé.

Loin, encore plus loin, un troisième homme s’est endormi…

« Les uns croient qu’il pense à nous. D’autres qu’il nous pense.
D’autres qu’il dort et que nous sommes son rêve… Son mauvais rêve. »
J. Cocteau

Ici s'achève cette nouvelle: en esperant qu'elle vous aie plu.
Je vous remercie de votre attention.